Présences du passé soviétique dans la Russie contemporaine

Auteur(s)

Benjamin Guichard

GIP BULAC

Walter Sperling

Ruhr-Universität Bochum

L’intérêt pour les résurgences du passé est, ces derniers temps, un objet discuté de façon frontale par les sciences sociales. La question de l’historicité est devenue centrale dans bien des travaux d’histoire contemporaine et l’opposition classique entre mémoire et histoire ne cesse d’être rebattue. La nostalgie est également devenue un objet d’études, qui recoupe cette attention donnée aux formes du rapport au temps dans les sociétés contemporaines. Cette dernière notion a été particulièrement sollicitée pour analyser les formes d’expression de la mémoire et du rapport au passé dans les pays issus du bloc socialiste. En s’attachant au deuil des utopies révolutionnaires, la notion de mélancolie a également été mobilisée récemment pour interroger la culture politique des mouvements de gauche.
Le titre donné à ce numéro, qui utilise l’expression « présences du passé », évite délibérément le recours aux termes de mémoire et d’historicité pour attirer l’attention, non pas sur l’utilisation de ces concepts par l’historien, mais sur les phénomènes sociaux que le terrain russe donne à analyser en cette année de centenaire de la révolution. L’approche adoptée tient ainsi beaucoup, nous le verrons, à l’anthropologie. En se focalisant sur l’Europe orientale, elle mobilise par ailleurs des références théoriques et historiques qui élargissent les termes du débat français. Comme l’a souligné Marie-Claire Lavabre, si la mémoire est un objet qui a circulé à travers les sciences sociales des différents pays, les décalages théoriques et temporels dans son emploi sont nombreux.

Le présent numéro propose de prendre au sérieux la nostalgie et la réhabilitation nostalgique de l’Union soviétique, de leur prêter une oreille attentive. Comme la mémoire sociale, la nostalgie est produite par du collectif et façonnée par des discours. Comme la nostalgie, les souvenirs circulent eux aussi autour de « lieux de mémoire » car les milieux dans lesquels les expériences ont été faites et partagées se sont dissous. La nostalgie n’est donc pas moins une construction que ne l’est la mémoire culturelle, construite par des structures temporelles, des discours, des médias et des objets matériels, soit un ensemble de codes qui l’inscrivent dans la culture d’une société ou d’un milieu social. La nostalgie, elle aussi, est le résultat d’une sélection ; elle est façonnée par des filtres subjectifs.

Comme le souvenir, la nostalgie se confronte aux voix divergentes qui se manifestent dans la mémoire communicationnelle de la société. Dans un contexte de soupçon face aux archives façonnées par le régime soviétique, la nostalgie portée par l’histoire orale semble offrir un accès à une vérité non voilée. Elle aide à comprendre pourquoi les codes culturels de la culture soviétique n’ont pas été jetés par-dessus bord, mais continuent d’être utilisés de façon multiple, pour organiser le présent postsoviétique, le structurer et lui donner un sens.

En croisant parcours militants, récits de vie et analyses des dynamiques sociales, ce numéro espère contribuer à une histoire sociale de la mémoire russe pour donner une vision à la fois contrastée et nuancée de la Russie d’aujourd’hui.