Opinion 17 December 2018

Accueillir les étudiants de l’Est : un enjeu historique

L’augmentation des droits universitaires pour les non-Européens réduira nos échanges avec le monde postsoviétique et la qualité des recherches sur la région, où les libertés académiques sont déjà menacées.

Tribune publiée dans Libération

La décision, annoncée par le Premier ministre, de multiplier par dix ou quinze les droits d’inscription universitaires pour les étudiantes et étudiants hors Union européenne nouvellement inscrits dans un cycle les obligera à débourser annuellement 3 770 euros en master et en doctorat (contre 243 euros en master et 380 euros en doctorat actuellement). Cette décision est préjudiciable pour l’ensemble de nos universités, à court terme – avec une baisse du nombre d’étudiants étrangers inscrits dès la rentrée prochaine – et à plus long terme – avec un déclin de nos savoirs et de nos relations avec les pays concernés. La rupture d’égalité entre étudiants européens et extra-européens est contraire à la vocation universaliste de l’université. Les formations que nous dispensons sont orientées vers les échanges internationaux et ont donc vocation à accueillir des étudiants venant du monde entier, au bénéfice de tous.

Cette inquiétude est particulièrement forte pour les étudiants venant de l’ancien espace soviétique (Asie centrale, Biélorussie, Caucase, Moldavie, Russie, Ukraine). Depuis la disparition de l’URSS en 1991, nous accueillons chaque année dans nos universités des étudiants en provenance de ces Etats. La chute du mur de Berlin (dont nous fêterons l’année prochaine les 30 ans) et la disparition de l’Union soviétique ont permis de renouer les échanges universitaires entre la France et les Etats devenus indépendants. Ainsi, des programmes de formation français en Russie (collèges universitaires français, programmes de doubles masters) et d’accueil des étudiants de l’espace postsoviétique en France ont été mis en place. En 2017, la France a accueilli 5 242 étudiants russes (environ la moitié en licence et l’autre moitié en master et en doctorat). Cette politique d’ouverture a permis de développer nos échanges avec le monde postsoviétique et de renforcer le dynamisme des études sur cette région en France. Elle a aussi permis, à long terme, d’affiner notre expertise sur la région grâce aux compétences et aux savoirs des jeunes collègues russes travaillant en France et des jeunes collègues français réalisant leurs recherches en Russie. Pour les autres républiques de l’ancienne URSS, les chiffres sont tout aussi éloquents.

En augmentant radicalement les droits d’inscription pour les étudiants en provenance de ces régions, nous verrons brutalement chuter leur nombre dans nos universités dès la rentrée prochaine. Cet effet prévisible est contraire à la volonté affichée du Président, qui affirmait lors d’un discours à l’Institut de France, le 20 mars 2018, que«la France devra accroître le nombre d’étudiants étrangers sur son territoire et le nombre de ceux qui viennent des pays émergents doublera. […]  Etudiants indiens, russes, chinois seront plus nombreux et devront l’être». On peut en douter… En sciences humaines et sociales, nous nous priverons ainsi d’excellents étudiants qui, pour certains, deviendront d’excellents jeunes chercheurs. L’expérience montre que nombre de nos collègues actuels, spécialistes reconnus de l’espace russe et postsoviétique, sont originaires de ces régions. La quasi-gratuité de l’enseignement supérieur français leur a permis de se former en France, puis de mettre leurs compétences au service de la connaissance du monde slave et postsoviétique dans nos universités. Cette tradition d’ouverture et d’accueil est d’autant plus importante que des menaces pèsent actuellement sur les libertés académiques et les sciences sociales dans de nombreux pays de cette région. Limiter l’accès de nos établissements aux étudiants, doctorants et jeunes chercheurs de ces régions pour des raisons économiques réduit encore pour eux les possibilités de se former aux sciences sociales critiques. L’accueil de ces étudiants doit rester une réponse aux défis politiques qui ne concernent pas seulement le monde postsoviétique, mais tous les pays où les libertés académiques sont menacées.

En outre, dans les pays de ces espaces, le niveau de vie et les moyens des étudiants sont parmi les moins élevés d’Europe. En établissant des barrières financières qui aboutiront à rejeter les étudiants extra-européens de milieux modestes, nous nous privons d’un levier de rayonnement international. Nous nous privons aussi de ces interactions quotidiennes avec les étudiants extracommunautaires qui constituent un atout pour les étudiants français et européens, voire la condition d’un bon apprentissage linguistique.

Augmenter les droits d’inscription pour les étudiants hors Union européenne ne fera que mettre l’enseignement supérieur et la recherche française en position d’infériorité par rapport à l’espace anglophone. La déprise de la France en matière académique se reportera également sur sa politique d’influence, dont la gratuité d’accès à l’enseignement supérieur est un élément majeur. En avril 2018, Campus France écrivait dans son rapport annuel «France is back». L’année prochaine, la France pourrait être au plus bas si l’augmentation des droits d’inscription pour les étudiants hors Union européenne est adoptée. Nous demandons donc le retrait de ce projet de décret.

Premiers signataires : Alain Blum, Olga Bronnikova, Laurent Coumel, Françoise Daucé, Adrien Fauve, Gilles Favarel-Garrigues, Emilia Koustova, Anne Le Huérou, Bella Ostromooukhova, Jean-Robert Raviot, Silvia Serrano, Ioulia Shukan, Carole Sigman, Sofia Tchouikina, Larissa Zakharova, Anna Zaytseva.