Description
du projet de recherche

Présentation

Les innovations pénales initiées par le procès de Nuremberg en 1945-1946 ont fait l’objet de nombreuses études tant dans le champ du droit international que de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah. L’historiographie des épurations occidentales a de son côté enregistré depuis trente ans un profond renouvellement, croisant approches nationales, régionales et continentales et s’intéressant aussi bien aux logiques politiques et juridiques de ces processus qu’à leurs dimensions socioculturelles. Notre connaissance d’un phénomène déployé à l’échelle mondiale souffre néanmoins d’un déséquilibre persistant, malgré l’ouverture des archives est-européennes dans les années 1990 et la publication de quelques travaux, entre Europe de l’Ouest et Europe de l’Est. En s’appuyant sur un corpus de sources incluant dossiers policiers et judiciaires, archives des institutions politiques de différents niveaux et médias textuels comme audiovisuels, WW2CRIMESONTRIAL1943-91 propose de restituer la partie est-européenne d’une histoire écrite jusqu’à lors d’un point de vue occidental négligeant souvent les circulations transnationales et l’expérience de sortie de guerre encore douloureusement actuelle des pays de l’Est.

En élargissant le champ géographique aux pays de l’Europe centrale et orientale et à la Russie, et chronologique, en couvrant la période s’étendant de 1943 à 1991, l’objectif est de mettre en évidence les éventuelles singularités des trajectoires politiques, sociales et symboliques des procès publics est-européens envisagés pour la première fois sur une durée longue, au regard de leurs homologues ouest-européens. Dans le même temps, il s’agira de questionner la possible circulation Est-Ouest (et inversement) des modèles juridiques, des cadres normatifs et des imaginaires de la justice. Une équipe de spécialistes des pays concernés, dont un coordinateur à temps plein sur le programme, procèdera aux recherches, à la supervision de la collecte des données, et s’investira activement dans les rencontres scientifiques du projet mais aussi dans la dissémination des résultats au moyen de quatre livrables complémentaires, s’adressant à différents publics.

Le choix de traiter de façon privilégiée les procès tenus en public ou évoqués dans la presse vise à interroger cet objet d’étude dans ses dimensions juridiques, politiques, sociales et mémorielles, notamment dans les relations internationales. Une attention particulière sera ainsi portée aux divers acteurs qui coproduisent l’action judiciaire et les récits que cette dernière contribue à promouvoir dans l’espace public au sein des pays étudiés comme à l’étranger. La toile de fond sur laquelle se détachent ces événements ne sera pas négligée ; la recherche questionnera la notion « d’événements-écran » souvent appliquée aux procès politiques et fera saillir la singularité des procès publicisés dans l’ensemble des procédures visant les criminels de guerre présumés.

À cette fin, le projet consiste d’abord à dégager les logiques politiques et judiciaires du recours aux procès publics de criminels de guerre. Il interrogera le(s) rapport(s) entre les enjeux politiques et les principes juridiques utilisés et les pratiques judiciaires, le rapport des divers États étudiés aux catégories du droit pénal international esquissé à Nuremberg puis développé jusqu’à la fin des années 1980. Une attention particulière sera consacrée à la séquence temporelle qui s’étend de 1958 (procès d’Ulm en RFA et création de la « Zentrale Stelle der Landesjustizverwaltungen zur Aufklärung nationalsozialistischer Verbrechen » ; reprise des procès publics en Pologne, puis en URSS) à 1969 (Conférence internationale sur la poursuite des criminels nazis, Moscou). Le deuxième axe porte sur la publicisation des procès, les aspects sociaux de leur production et de leur réception. Il s’attachera à analyser les processus d’élaboration, par et autour des procès, de récits publics sur la guerre et couvrira la multiplicité d’acteurs impliqués à différentes échelles. Enfin, le dernier axe s’intéressera aux rapports entre la question des criminels de guerre et les relations internationales. On écrira une histoire des circulations des hommes et des documents, ainsi que des pratiques et représentations au sein du bloc de l’Est, mais également au-delà. Le programme rendra ainsi possible une analyse inédite des usages politiques du passé de guerre dans les relations internationales.

Vue de la salle du procès de Kharkov (décembre 1943). RGAKFD, fond Kapustinskii.

Objectifs et verrous scientifiques

Le périmètre retenu dans le cadre de ce programme de recherche est celui de l’Europe de l’Est, soit l’Union soviétique et les États qui furent considérés au temps de la guerre froide comme ses « satellites ». Ce choix s’explique par deux raisons, qui tiennent à l’état de la littérature, d’une part, et à la construction de l’objet, de l’autre. Au cours des deux dernières décennies, une très riche littérature s’est intéressée aux procès d’après-guerre à l’Ouest de l’Europe, ou – plus rarement – en Asie. Notre connaissance des mises en jugement des crimes de guerre commis sur des territoires est-européens reste sensiblement plus modeste. Les difficultés d’accès aux archives ont limité la restitution de ce passé avant 1989-1991. Le soupçon jeté sur l’instrumentalisation politique de la justice à l’Est (les procès-spectacles ont, eux, fait l’objet d’une abondante historiographie) a conduit à traiter avec perplexité, si ce n’est désintérêt, les matériaux relatifs aux procès pour crime de guerre. Cette recherche collective, a contrario, part de l’hypothèse selon laquelle les procès tenus dans l’Europe de l’Est peuvent constituer à la fois un objet de recherche historique, voire une source dans l’écriture de l’histoire – une fois correctement problématisés et contextualisés au moyen d’archives en partie méconnues (notamment les sources policières et judiciaires devenues tout récemment accessibles, ou encore les sources audiovisuelles). La forte complémentarité des compétences de l’équipe et des archives des pays étudiés permettra de dépasser les obstacles archivistiques rencontrés dans certais pays (Russie, Biélorussie).

En second lieu, l’une des facettes de la recherche concerne l’exploration des conditions politiques et sociales de production et des usages, aussi bien domestiques qu’internationaux, de procédures judiciaires qui purent être mobilisées afin de consolider la légitimité interne des régimes,  développer une pédagogie politique, susciter des formes de participation populaire au projet de société poursuivi ou enfin de constituer des arguments politiques dans le cadre des contentieux Est-Ouest de la guerre froide. Le désir de contribuer au renouvellement de l’historiographie pour dépasser une vision asymétrique Est-Ouest apparaît donc ici couplé avec une sensibilité à l’étude de la fabrique et de la publicisation nationale, régionale et internationale des procès.

Ce faisant, la recherche pourra dès lors délivrer deux types d’apport. Premièrement, dans le sillage de travaux ayant, à compter du milieu des années 2000, tenté de dépasser une écriture des dynamiques est-européennes depuis l’Ouest, il s’agira d’offrir une restitution à parts égales de l’histoire des deux moitiés de l’Europe. La démarche mettra en question l’exceptionnalité de l’Est et insistera sur les interactions entre Est et Ouest. En procédant à une reconstitution fine des réseaux d’acteurs, institutions et procédures de jugement des criminels de guerre, il sera dès lors possible d’acquérir une vision plus précise de la diversité interne au « bloc de l’Est » et de mettre en évidence l’existence de circulations internationales entre Est et Ouest, différenciées selon les pays et les époques. Le second apport réside dans la contribution à une meilleure compréhension de la place de l’expérience de la guerre dans la mise en place et le fonctionnement des régimes est-européens jusqu’à la disparition du bloc de l’Est. La publicité de ces procès suscite en effet l’émergence de discours hétérodoxes sur le second conflit mondial. En associant au discours triomphant sur la Victoire de 1945 un retour appuyé – et abondamment documenté, voire émotionnellement exploité – sur les souffrances et les victimes de l’occupation, les autorités autorisent malgré elles une narration différente d’un conflit qui a redessiné les frontières orientales de l’Europe et bouleversé son identité politique.